En découdre avec les poches de pauvreté : épisode • 2/3 du podcast Une économie des quartiers populaires

Terrain de basketball au pied d'un immeuble d'une cité de Montfermeil, le 16 juin 1994 ©Getty - Patrice BOUVIER
Terrain de basketball au pied d'un immeuble d'une cité de Montfermeil, le 16 juin 1994 ©Getty - Patrice BOUVIER
Terrain de basketball au pied d'un immeuble d'une cité de Montfermeil, le 16 juin 1994 ©Getty - Patrice BOUVIER
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Depuis quarante ans, la politique de la ville a pour ambition d'infléchir les mécanismes de relégation à l'origine des inégalités territoriales. Dessinant une géographie prioritaire, elle est venue en aide aux quartiers populaires afin d'établir un rééquilibrage économique entre les territoires.

Avec
  • Renaud Epstein Professeur de sociologie à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye
  • Frédéric Gilli Chercheur associé au Centre d’Etudes européennes de Sciences-po et directeur associé de l’agence Campana Eleb Sablic

Il existe des souvenirs de cette époque ou les grands ensembles incarnaient encore la modernité urbaine et le progrès social. Ce sont des cartes postales qui rappellent la fierté des premiers habitants des cités HLM. Depuis, la désindustrialisation est passée par là et la politique de la ville tente, sans grand succès, de remédier aux inégalités territoriales.

Tiphaine de Rocquigny reçoit Renaud Epstein, maître de conférences en science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, membre du laboratoire CESDIP et enseignant à l'École urbaine de Sciences Po ainsi que Frédéric Gilli, économiste, professeur affilié à l’école urbaine de Sciences po et directeur associé de l’agence Grand Public.

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Aulnay-sous-Bois, cité des 3000, carte postale
Aulnay-sous-Bois, cité des 3000, carte postale
- Collection Renaud Epstein

Dessiner une géographie prioritaire de la ville

Pour Frédéric Gilli, "Il y a un basculement au début des années '80, fin des années '70. Ce qui caractérise une partie des territoires de quartiers d'urbanisation prioritaire, c'est qu'ils sont construits sur les champs de betteraves, loin des centres villes et sans connexion en transports en commun, sans connexion aux zones d'emploi. (…) Ce qui caractérise ce tournant des années '80, c'est le début du chômage de masse. Les logements à la chaîne des années 1950-1960 commencent à se dégrader. Quand le crépi commence à tomber, quand le papier peint commence à se décoller, quand il commence à y avoir des fuites, les classes moyennes supérieures de ces quartiers populaires partent et ceux qui n'ont pas les moyens de partir restent. Cela créent des poches de pauvreté".

Pour Renaud Epstein, "l'idée selon laquelle on ferait une politique de discrimination positive territoriale, c'est à dire qu'on donne plus aux territoires qui ont le moins, est le fond du problème. Par exemple, l'éducation prioritaire est affichée comme une politique de la ville. La réalité est autre. La réalité est qu'effectivement il y a des crédits spécifiques, des moyens qu'on met spécifiquement pour les quartiers les plus en difficulté. Mais toutes les études dont on dispose montrent que ce plus ne vient pas compenser l'inégale allocation des moyens de droit commun qui est opérée par l'éducation nationale, par la police, par toutes les grandes politiques sectorielles".

Frédéric Gilli rappelle que "la rénovation urbaine a transformé l'urbanisme de pratiquement 500 quartiers de manière assez importante, parfois avec succès, parfois moins. Mais cette transformation de la forme urbaine, de l'organisation spatiale des quartiers, ne s'est pas accompagnée d'une transformation du peuplement. C'était des quartiers populaires, ça reste des quartiers populaires".

Pour Renaud Epstein, "en sociologie urbaine, on a énormément de mal avec l'usage du terme de ghetto appliqué aux quartiers populaires français. Les politiques de déségrégation se caractérisent par une homogénéité ethnique totale et une assignation à résidence. On ne peut pas en sortir. Ce n'est pas le cas en France. J'ai toujours le souvenir des mots que j'avais entendu du regretté maire de Clichy sous Bois, Claude Dilain, qui disait "Moi, ma commune, c'est l'anti ghetto, parce que j'ai plus de nationalités représentées dans ma commune qu'il n'y a de pays représentés à l'ONU, parce que j'ai aussi des Palestiniens et des Kurdes". C'est l'inverse de cette logique du ghetto. Et puis, le ghetto, renvoie à l'idée selon laquelle on n'en sort pas. On est, pour parler comme Emmanuel Macron, assigné à résidence. Or les quartiers populaires ne sont pas des quartiers où on est assigné. Ce sont des quartiers de mobilité résidentielle. Chaque année, il y a un habitant sur huit qui en déménage, ce qui produit toute une série de renouvellement".

Vers un rééquilibrage territorial et institutionnel de l’action publique ?

Aujourd’hui, et surtout depuis la crise des gilets jaunes, de nouvelles fractures territoriales ont été mises au jour, portée par l’idée d’une France périphérique et invisible, grande oubliée des politiques publiques et occultée par la politique des quartiers. La fracture spatiale est devenue une fracture sociale, à l’échelle de la mondialisation. Le discours de la fracture entre centres urbains et territoires périphériques a supplanté le discours sur la fracture intra-urbaine. La thématique de la fracture sociale symbolisée par les « cités HLM », sur laquelle Jacques Chirac avait construit sa victoire en 1995, ne fait plus recette. Une autre ligne de fracture l’a remplacée dans le débat public, qui séparerait la France des métropoles et la France des « oubliés », présentés comme les vrais perdants de la globalisation.

Selon Renaud Epstein, "la thèse d'une France périphérique a été assez largement invalidée par tous les travaux de géographes, d'économistes, sociologues mais elle est extrêmement prégnante et elle peut aussi avoir des effets de prophétie autoréalisatrice. En tout cas, elle a des effets politiques très directs et notamment le fait que depuis le quinquennat de François Hollande, les responsables politiques, de droite comme de gauche, n'osent plus afficher l'idée qu'il y a des quartiers pauvres dans les villes qui connaîtraient des cumuls de difficultés, avec un effet de concentration, des difficultés telles qu'il serait légitime de mettre en place des politiques spécifiques. Depuis la crise des gilets jaunes, qui a concerné aussi bien les métropoles que le périurbain et les territoires ruraux, la légitimité de la politique de la ville est moins dense. Cette crainte d'afficher le fait qu'on fasse une politique pour les banlieues est exacerbée. Il y a eu un discours médiatique et politique qui a mis en concurrence les souffrances territoriales, avec l'idée que si on n'en fait plus pour les banlieues, on en ferait moins pour le rural et les petites villes".

Aujourd'hui, la politique à destination des quartiers populaires menée par Emmanuel Macron change la focale. Il ne se concentre plus sur des territoires précisément déterminés, n’agit pas directement sur eux, mais établit des mesures à destination des populations issues de ces quartiers.

Pour Frédéric Gilli,  "lorsque l'on regarde les faits, si je prends l'exemple du taux de création d'entreprises dans les quartiers populaires, on se rend compte que il y a un plus faible taux de création d'entreprises qu'ailleurs. Mais quand on regarde ce qui freine, ça n'est pas le manque d'idées, c'est le manque d'accompagnement, c'est le manque de suivi de ceux qui sont porteurs d'innovation. Il faut donc accompagner individuellement les gens, certes. Mais le problème, c'est que ce n'est possible qu'à partir du moment où l'on a corrigé le reste, c'est à dire qu'on ne peut pas ramasser quelques talents qui auraient émergé, les porter et dire regardez, nos banlieues ont du talent. C'est un discours que l'on entend depuis des années et qui n'est pas à la hauteur des enjeux".

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