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Critique

Quand la ville se fait révolution

La ville n'est jamais un long fleuve tranquille. Alors que la dynamique d'urbanisation affecte l'humanité et son environnement, les questions de bien-être psychique et d'instabilité politique se concentrent dans les métropoles.

La place de l'Indépendance, à Kiev.
La place de l'Indépendance, à Kiev. (DANIEL SLIM/AFP)

Par Julien Damon (sociologue, chroniqueur aux « Echos »)

Publié le 30 sept. 2022 à 10:46

Les chiffres se répètent à l'envi. En particulier depuis que l'ONU communique sur le passage, indiqué pour 2008, à une population humaine devenue majoritairement urbaine. Les habitants des villes comptaient pour 10 % du total en 1900. Ils en représenteraient les deux tiers en 2050. Deux ouvrages reprennent ces données de contexte et se penchent sur des thèmes de fait plus urbains : le psychisme, les migrations, les révolutions.

Les pères fondateurs de la sociologie, aux premiers rangs desquels Marx, Durkheim, Weber et Simmel, voient dans la ville le berceau de la modernité. Dès le début du XXe siècle, des chercheurs, principalement américains, dont les travaux ont été réunis dans l'expression « école de Chicago », notent la spécificité des comportements citadins et les singularités de la personnalité urbaine.

Stress urbain

Deux sociologues britanniques contemporains, relisant leurs grands anciens, reprennent le flambeau théorique. Rapprochant leur discipline et les avancées des neurosciences, ils s'intéressent à la santé mentale des urbains, celle des migrants en particulier. Si la grande ville apporte concentration des richesses, des services et des opportunités, elle affecte fortement le psychisme. Quand près de 2 milliards d'individus vivent dans des mégapoles peuplées de plus d'un million d'habitants, quand congestion et pollution s'ajoutent au stress et aux inégalités, les problèmes « biopolitiques » et « biosociaux », comme les baptisent Nikolas Rose et Des Fitzgerald, prennent une ampleur jamais atteinte.

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Afin de les résoudre et de permettre au cerveau urbain de pleinement se réaliser, l'habitat urbain humain doit être écologiquement compatible avec l'existence des fleurs et des arbres, mais aussi celle des rats et des virus. La principale question est celle de l'habitation de qualité (en matière de santé et d'accomplissement de soi) pour les ruraux déracinés qui se dirigent vers les métropoles du Grand Sud (auparavant on disait « pays en développement »). Ces migrants sont les plus affectés par le stress, le tumulte et l'adversité, avec toutes leurs conséquences psychiques. Certes, nous disent Rose et Fitzgerald, se posent des difficultés classiques de droit à la ville et de justice spatiale. Aménagement, architecture et gestion urbaine doivent cependant se focaliser sur une perspective écologique de bien-être. Leur approche de l'expérience urbaine, dite « neuroécosociale », ne fournit pas de solutions clés en main. Ils préconisent de ne pas partir des rêves des planificateurs publics, mais des trajectoires des plus vulnérables. Ils estiment prioritaire de lutter contre la solitude urbaine. 

De ces pages on retiendra, de façon mnémotechnique, que la réalité et l'avenir des villes s'étudiaient, au début du XXe siècle, à Chicago. L'actualité et les futurs urbains se dessinent maintenant à Shanghai. Ajoutons aux repères proposés par les auteurs, le cas de Lagos, qui, à l'horizon 2100, serait la première ville du monde, avec près de 90 millions d'habitants.

Les espaces de la révolution

Politologue à Princeton, Mark R. Beissinger décortique, de son côté, un autre sujet urbain : la révolution. Dans un livre épais, rédigé avant la guerre en Ukraine, mettant en avant le cas de Kiev (en 1905 et en 2014), il développe les résultats d'enquêtes très fouillées. A partir d'une base de données et de modèles qu'il a constitués, il souligne que les révolutions sont devenues à la fois plus urbaines et moins létales. Les révolutions civiques se définissent comme des mobilisations collectives (avec un seuil à plus de 1.000 civils impliqués) visant à remplacer un régime en place. Beissinger recense 122 événements de ce type, à l'échelle mondiale, entre 1985 et 2014 (pensons notamment au Printemps arabe). Un peu moins de la moitié ont abouti au renversement du pouvoir. Les deux tiers ont d'abord eu lieu en ville, alors que cela n'a été le cas que de 45 % des épisodes révolutionnaires comptés entre 1900 et 1984.

La révolution est devenue principalement urbaine avec le XXIe siècle. Moins rural, moins violent immédiatement, moins réprimé par la force, le phénomène révolutionnaire s'est déplacé vers les villes. La mobilisation est passée des paysans et prolétaires aux classes moyennes. Les premiers luttaient pour des conditions de vie, les secondes s'investissent contre la corruption. Concrètement, pour les révolutionnaires, il n'est plus nécessaire de s'appuyer sur un parti d'avant-garde, il faut un pouvoir déprécié, de la volonté et de la connexion Internet. Beissinger insiste : ce ne sont pas forcément des révolutions démocratiques, mais des rébellions contre des pouvoirs publics prédateurs et discrédités. Et Beissinger de soutenir que l'avenir urbain pourrait se révéler plus turbulant et plus émeutier. A bon entendeur.

The Urban Brain : Mental Health in the Vital City

de Nikolas Rose, Des Fitzgerald. Princeton University Press, 2022, 280 pages, 27,95 dollars.

The Revolutionary City : Urbanization and the Global Transformation of Rebellion

de Mark R. Beissinger. Princeton University Press, 2022, 592 pages, 35 dollars.

Julien Damon

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