Penser le bien-être dans la ville post-coronavirus

La crise sanitaire a bouleversé notre quotidien, qu’il s’agisse de l’économie, de l’organisation de la société, ou même de notre manière d’être au monde et de vivre les uns avec les autres. Les villes peuvent désormais en tirer les leçons pour davantage protéger la santé et favoriser le bien-être de leurs habitants.

Télétravail généralisé, restaurants pratiquant la distanciation physique, trottoirs élargis, pistes cyclables temporaires, rues piétonnisées à certaines heures, masques et gel en accès libre, essor de la livraison à domicile… En quelques mois, la pandémie a considérablement transformé l’organisation des villes, donnant souvent un coup de pouce à des tendances déjà à l’œuvre depuis plusieurs années. Elle a également mis en lumière la fragilité de nos espaces urbains (peurs d’une rupture dans la chaîne de distribution alimentaire, densité de population jugée trop anxiogène, inégalités face au logement) mais aussi leur résilience, car les villes ont pour l’heure su encaisser le choc de la pandémie sans catastrophe majeure.

Cette pandémie offre ainsi l’opportunité de repenser l’organisation de nos villes et d’apporter des changements structurels susceptibles de les rendre plus justes, efficaces, durables et résilientes. Voici trois représentations possibles pour la ville de demain.

Une ville qui protège l’ensemble de sa population

Le coronavirus a montré combien les populations sont inégales face à la maladie, et mis du même coup en exergue l’incapacité des villes à protéger efficacement l’intégralité de leurs citoyens. À New York, au cœur de l’épidémie, les habitants des quartiers les plus pauvres avaient deux fois plus de chance de mourir du virus que leurs homologues résidant dans des zones plus prospères. En France, la Seine-Saint-Denis a été l’un des départements les plus touchés, avec une surmortalité de 130 % entre mars et avril 2020 (contre + 67 % dans les Yvelines et + 65 % en Seine-et-Marne). Le fait qu’il s’agisse du département français où le taux de suroccupation des logements est le plus élevé n’y est pas étranger. La Seine-Saint-Denis compte également un grand nombre de travailleurs « essentiels », qui se sont retrouvés en première ligne face à la pandémie, et de personnes atteintes de pathologies comme l’obésité et le diabète, facteurs aggravant le risque de subir une forme grave du Covid-19.

Les inégalités en matière de logement ont été mises en évidence de manière flagrante durant le premier confinement, entre les citoyens bénéficiant d’un jardin ou d’un balcon et d’un accès facile aux espaces verts, et ceux contraints de s’entasser dans des appartements sans accès à l’air libre au milieu de zones bétonnées. Dans son livre Demeure terrestre, enquête vagabonde sur l’habiter (éd.Terre urbaine, 2005), le philosophe Thierry Paquot affirme que « loger  » n’est pas « habiter » et dénonce la notion de logement social, qui normalise selon lui la discrimination. Il propose notamment comme antidote de rénover l’habitat ancien dans des villages qui pourraient facilement renaître à l’ère du numérique et du télétravail généralisé, et d’en finir avec les cités-dortoirs en carton-pâte non fonctionnelles.

Repenser la santé de manière holistique

Mieux protéger l’ensemble de la population implique aussi de repenser notre conception de la santé publique, un changement que la pandémie a également rendu plus facile à opérer. « Dans un contexte où, dans les pays riches, les principaux facteurs de mortalité sont les maladies cardiovasculaires, les cancers et le diabète, il est tentant de concevoir la santé comme quelque chose de profondément individualiste. Or la pandémie nous a forcés à prendre en compte la façon dont nos décisions en matière de santé ont un impact sur celle des autres », constate Richard Carpiano, sociologue américain qui s’intéresse notamment aux politiques publiques. « Il faut non seulement réinvestir dans les systèmes de santé, qui manquent de ressources et de personnel depuis des années, mais aussi appliquer une approche préventive et holistique, qui aide les citoyens à rester en bonne santé en leur donnant les ressources et un cadre de vie adéquats », ajoute le sociologue.

Vers un urbanisme favorable au bien-être et à la santé

C’est notamment l’objet du projet Eurêka Confluence, à Lyon, développé en partie par Linkcity, filiale de développement immobilier de Bouygues Construction. « Par une approche systémique et collaborative, ce projet  vise à mettre en place un urbanisme favorable au bien-être et à la santé, en réduisant au maximum les expositions aux polluants et nuisances, promouvant un mode de vie sain, avec de l’activité physique et une alimentation équilibrée et locale, ainsi que l’accès facilité à des soins et à des services socio-sanitaires. Au cœur du quartier, un concept novateur d’espaces de santé, co-conçu avec un comité scientifique d’envergure et les acteurs du territoire, combinera offre de soins primaires et dimension préventive, dans un esprit de proximité et d’ouverture sur le quartier », détaille Virginie Alonzi, directrice prospective chez Bouygues Construction.

Fini les grands projets pharaoniques ! Place à des entreprises plus modestes, qui procèdent de manière incrémentale pour prendre en compte les réalités du terrain

De tels projets seront à l’avenir déployés par des architectes et urbanistes ayant repensé les enjeux de leur métier en regard des défis du XXIe siècle. Dans l’ouvrage Désastres urbains (La Découverte, 2015), Thierry Paquot dresse un long procès du gigantisme qui anime les projets architecturaux depuis le XIXe siècle, et prône pour l’avenir une vision de l’urbanisme à taille humaine. Fini les grands projets pharaoniques : place à des entreprises plus modestes, qui procèdent de manière incrémentale pour prendre en compte les réalités du terrain. « Est incrémentale toute action qui s’effectue “au fur et à mesure”, sans prédestination, en se questionnant, se réorientant, s’ajustant à chaque étape d’un processus qui intègre ces nouvelles données, la plupart insoupçonnées au départ, et dont la seule finalité, s’il fallait en promouvoir une, serait la plus grande autonomie des acteurs concernés. » 

L’architecte établit les liaisons que l’habitant se doit de nouer avec ses voisins, les passants, les gens, mais aussi avec le vivant : « Elle ou il ménage également les territorialités spatio-temporelles de chacun, répondant aussi bien à la question environnementale qu’à la question communicationnelle. Depuis quelques années seulement, l’architecture se montre sensorielle, chronotopique et participative. »

Une smart city au service de la santé

À travers l’exemple des pays du Sud-Est asiatique qui, forts de leur expérience accumulée durant les épisodes de grippe aviaire puis de grippe porcine, ont efficacement mobilisé les nouvelles technologies pour garder l’épidémie sous contrôle, cette crise sanitaire a également permis d’illustrer les bénéfices potentiels de la smart city en matière de santé publique. La ville de Singapour en constitue l’un des exemples les plus parlants. Scanners thermiques pour vérifier la température à l’entrée des commerces, algorithmes d’intelligence artificielle contrôlant le port du masque sur les caméras de surveillance, cartes interactives pour suivre l’évolution des foyers d’infection en direct, bracelets électroniques pour les personnes placées en quatorzaine… Ce cocktail de recettes technologiques, certes efficace, fait cependant peu de cas de la vie privée des citoyens.

Si tout n’est pas à garder dans ce modèle, il montre toutefois comment les objets connectés peuvent œuvrer à la protection de la population. Au-delà des situations exceptionnelles comme celle que nous vivons actuellement, les capteurs peuvent permettre de façonner des environnements urbains plus sains et durables. « Montres intelligentes et autres objets connectés pourraient, demain, permettre au corps médical de suivre la santé des patients à distance (en particulier ceux atteints de maladies chroniques), réduisant le besoin de se rendre chez le médecin pour des visites de contrôle et facilitant l’accès à la santé d’un plus grand nombre d’individus », prédit Richard Carpiano.

Une ville mieux organisée grâce aux objets intelligents

Capteurs et objets intelligents permettent également d’améliorer la vie en ville et de mesurer tous types de nuisances pour les combattre plus efficacement. En France, l’Inria mesure déjà la pollution sonore à l’aide des données collectées par les téléphones portables, tandis que dans la ville suédoise d’Uppsala, le projet GreenIoT recourt à des capteurs à bas coût pour mesurer en temps réel la pollution de l’air dans différents quartiers.

Ces capteurs seront utilisés demain par les municipalités pour optimiser l’agencement urbain : on pourra, par exemple, mesurer le trafic pédestre pour optimiser l’aménagement des trottoirs et le positionnement des passages piétons afin d’inciter les habitants à se déplacer à pied, œuvrant en faveur de la santé publique tout en réduisant les émissions. D’autres capteurs permettront à chaque citoyen de mesurer en temps réel la consommation énergétique de chaque appareil fonctionnant au sein de son foyer, afin de réduire son empreinte carbone. Les municipalités pourront également rassembler les données collectées par les capteurs disséminées dans le paysage urbain pour, à l’aide du big data, réaliser des simulations et choisir entre différents scenarii pour optimiser leur consommation énergétique.

À Lyon, dans le cadre du programme Eurêka Confluence, Bouygues Energies & Services a développé avec plusieurs partenaires, dont la start-up Oberon, un « indicateur de bien-être respiratoire ». « Cette innovation partenariale permet de fournir en temps réel et simultanément les niveaux de risque d’exposition aux pollens et aux particules fines, à l’échelle d’un quartier, pour la journée en cours ainsi que les deux jours suivants. Ce service de prévention, qui sera testé pendant un an dans le quartier Lyon Confluence, relève d’une ville intelligente au service du bien-être et de la santé de ses citoyens/usagers », estime Virginie Alonzi.

Repenser la mobilité

Des technologies de pointe comme la voiture autonome pourraient également jouer un rôle dans l’amélioration du bien-être en ville. Le projet Drive Sweden envisage ainsi des villes remodelées par le recours massif à des taxis autonomes, électriques et partagés en lieu et place de la voiture individuelle, avec des routes plus petites, ainsi qu’une réduction drastique du nombre de parkings et de pompes à essence, remplacés par des parcs, des rues piétonnes ou autres espaces conviviaux.

Les véhicules tels que nous les connaissons, débarrassés de l’impératif d’avoir un chauffeur derrière le volant, pourraient même totalement changer de forme, et prendre celle de larges modules dans lesquels les passagers pourraient plus facilement travailler, se reposer ou même prendre un café.

Les véhicules autonomes permettraient aussi de repenser le transport de marchandises et la logistique pour améliorer l’efficacité et la résilience des espaces urbains. Au lieu de centres de livraison desservant de très larges zones, avec tout le gaspillage de ressources que cela implique, de petits centres hautement automatisés mêlant robotique, 5G, drones et camions autonomes pourraient livrer des biens commandés en ligne sur de courtes distances, avec des délais et une empreinte énergétique réduite.

La pandémie, qui a donné un coup de pouce au commerce en ligne et rendu le public plus familier avec la livraison sans contact, pourrait rendre à l’avenir ce type de dispositif plus facile à adopter. Des systèmes de livraison plus efficaces pourraient également être mis en œuvre en partenariat avec les agriculteurs de chaque région, pour faciliter la livraison de produits frais et locaux aux habitants des zones urbaines.

Vers une ville circulaire

En mettant la pression sur la chaîne alimentaire et en soulignant une dichotomie entre des villes denses luttant pour contenir l’épidémie et des campagnes plus épargnées, la pandémie nous a conduit à réfléchir à la façon dont les villes s’inscrivent dans leur environnement rural. L’occasion de repenser  l’aménagement urbain sur un mode plus durable et circulaire.

Preuve que l’urbanisme lorgne de plus en plus du côté de la nature, les projets inspirés du  biomimétisme se multiplient. Le projet Ecotone à Arcueil, porté par la Compagnie de Phalsbourg, est un démonstrateur de ce que peut être la mise en œuvre de l’approche biomimétique dans l’immobilier. Gouvernance, aménagement, programmation, architecture : il explore tous les leviers disponibles pour injecter les principes du biomimétisme dans un projet immobilier. Il s’agit d’un projet de bâtiment entièrement en bois et riche en espaces verts, qui abritera un pôle tertiaire innovant, une offre de restauration responsable, un pôle santé et sportif et des lieux d’échanges intergénérationnels. Ce type d’espace hybride permet de multiplier le nombre de services disponibles dans un lieu donné, fonctionnant comme une juxtaposition de petits villages et permettant d’accéder à tout ce dont on a besoin à pied ou à vélo. D’un point de vue architectural, le projet testera également une peau « Hygroskin », concept conçu par l’architecte Achim Menges, de l’Université de Stuttgart : une enveloppe de bois modélisée en se calquant sur le comportement des feuilles de pomme de pin, qui s’ouvre ou se ferme de façon autonome en fonction de l’humidité relative, pour un meilleur confort des usagers.

« C’est toute notre conception de l’urbain qui doit être requestionnée : il s’agit de mieux prendre en compte le vivant et les écosystèmes dans notre façon de concevoir la ville et les projets immobiliers. Le projet Ecotone, accompagné par l’expertise de notre filiale Elan en biomimétisme, illustre bien les bénéfices écologiques et sociétaux produits en s’inspirant du vivant », commente Virginie Alonzi.

L’urbanisme du XXIe siècle va être repensé sur un mode local, en s’adaptant aux coutumes et aux spécificités du territoire, plutôt que d’appliquer les mêmes recettes partout

L’urbanisme du XXIe siècle va être repensé sur un mode local, en s’adaptant aux coutumes et aux spécificités du territoire, plutôt que d’appliquer les mêmes recettes partout. Un impératif que poursuit PAU studio, un cabinet d’architecture new-yorkais, qui réalise actuellement un projet de village piéton à Oulan-Bator, avec pour objectif de miser sur l’architecture pour réduire au maximum la future facture énergétique. La chaleur générée par un garage automobile installé en sous-sol sera ainsi employée pour chauffer les pierres et les bancs disposés au-dehors. Ces derniers deviendront des émetteurs de chaleur et rendront les rues plus hospitalières durant les longs mois d’hiver, les habitants aimant passer du temps dans la rue, même en période de grand froid.

La pandémie ayant mis en lumière la profonde interdépendance qui lie aujourd’hui les villes à leurs régions, notamment en matière alimentaire, penser l’urbanisme de demain implique de considérer le territoire comme un bien commun inaliénable au service de la population qui l’habite. C’est le concept de « biorégion », inventé par l’urbaniste italien Alberto Maghani, qu’Yves Cochet, Agnès Sinaï et Benoît Thévard reprennent à leur compte dans un scenario fictif intitulé « Biorégions 2050. L’Île-de-France après l’effondrement ». Le concept de « biorégion » y est défini comme « un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques mais des limites géographiques. Cette vision conçoit les habitants d’un territoire, leurs activités et les écosystèmes naturels comme une seule unité organique au sein de laquelle chaque site, chaque ressource, de la forêt à la ville, des plateaux aux vallées, est développé de manière raisonnable en s’appuyant sur les atouts naturels du territoire.  »

Dans ce scénario, ils imaginent une Île-de-France riche en espaces verts et agricoles, transformée en un archipel de biorégions à l’horizon 2050. La moitié de la population contribue au moins partiellement à une agriculture non productiviste, le maillage du chemin de fer est amélioré pour desservir tout le territoire tandis que les gares abritent des halles alimentaires, la production et la distribution de l’énergie y est décentralisée, tout comme la filière alimentaire, la gestion de l’eau et des déchets. Les habitants résident près de leur lieu de travail et se déplacent majoritairement à vélo ou à pied. Un idéal frugal et bucolique, loin des visions cyberpunk dépeintes par certaines œuvres de science-fiction, qui constitue pour les auteurs le seul moyen de répondre au défi climatique tout en œuvrant au bien-être de la population.

Pour aller plus loin, découvrez le cahier de tendances « Des territoires favorables au bien-être et à la santé  »