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Les inégalités entre les territoires deviennent des inégalités au sein des territoires

Dans les métropoles comme dans les zones rurales, le fossé se creuse entre les plus aisés et les moins favorisés. Philippe Huguen / AFP

À entendre les commentateurs, les politiques et particulièrement les élus locaux, la cause est entendue : les inégalités territoriales augmentent, les territoires « oubliés » se multiplient. Ce ne n’est plus la mais davantage les fractures territoriales que l’on dénonce. Pourtant, en regard, inlassablement mais de façon quasi inaudible, la parole experte fait un constat opposé : l’État n’a pas oublié les territoires.

Comment expliquer cette contradiction ? L’approche proposée récemment par l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon pour comprendre la société française contemporaine est peut-être éclairante. Les mutations accélérées de notre relation au territoire ne constitueraient-elles pas « une épreuve d’incertitude », s’exprimant au travers de la généralisation d’une posture victimaire de dénonciation de l’abandon des territoires ?

Chacun d’entre nous a, au long de ces dernières décennies, profondément changé sa relation au territoire. Parce que les mobilités de toutes natures sont plus aisées, on pratique de façon généralisée la multi-appartenance territoriale, la dissociation entre ses lieux d’habitat, de travail ou de loisirs, une forme de « zapping territorial ».

Entre réalités et représentations

Si la capacité de choix de ses territoires de vie n’est pas égale pour tous, il n’en reste pas moins que cette relation moins contrainte au territoire est largement partagée : comment ignorer par exemple que les difficultés de la Seine-Saint-Denis tiennent moins à la concentration de populations pauvres et fragiles qu’au constant renouvellement de ces dernières ? Et faut-il rappeler que ce sont des départements du sud de la France (Pyrénées-Orientales, Aude…) qui concentrent le plus grand nombre de titulaires des minima sociaux, en raison de l’accueil massif de ces populations venues du de la région capitale ou des Hauts-de-France ?

Ces mobilités de tous ordres ont engendré une perte de repères généralisée. Comment ainsi décrire la géographie de la pauvreté ? Certes, les pauvres sont bien plus nombreux en valeur absolue, dans les centres urbains que dans les campagnes, mais en valeur relative, la perception peut s’inverser. L’ordre social ne se reflète plus mécaniquement dans l’espace.

Cette incertitude identitaire – on ne peut plus raisonner sur le mode « dis-moi où habites, je te dirai qui tu es ? » – génère par contrecoup ce que sociologue français Bruno Latour a qualifié de « souffrance spatiale des Français ». Cette souffrance est encore plus sensible chez ceux qui parlent en leur nom, les élus locaux. L’incertitude porte sur la population qu’ils gèrent : les sédentaires ou les nomades ? Les résidents ou les actifs ? etc.

Face à cette épreuve d’incertitude, leur expression publique s’accroche par contrecoup à des représentations rassurantes : la France d’en haut contre la France d’en bas ou « périphérique », et la multiplication des plaintes catégorielles : les banlieues, le rural, les villes moyennes… L’écart se creuse entre la réalité des dynamiques territoriales et ses représentations collectives. Ainsi, lors du premier confinement, on a largement glosé sur « l’exode des Parisiens » se réfugiant à la campagne alors que les données statistiques indiquaient l’inverse.

Par exemple en Haute-Loire, troisième département par le nombre de départs de Paris en mars 2020, il s’agissait pour les deux tiers de ménages domiciliés dans ce département rentrant au pays. Les mobilités supposées des Parisiens masquent celles des ruraux !

Cette montée des plaintes émanant de territoires s’estimant oubliés est largement corrélée à la complexification des disparités territoriales, recomposées par les mouvements des ménages comme des entreprises.

La représentation catégorielle des territoires qui distingue et oppose grandes villes, villes moyennes, périurbain et rural organise le débat public et l’expression politique des élus locaux. Elle est en réalité traversée, depuis une trentaine d’années, par une ligne de fracture bien plus significative qui oppose la France de l’Ouest, attractive et la France de l’Est, non pas abandonnée par les pouvoirs publics mais soumise à la désaffection des ménages et des entreprises qui les suivent, motivés par des choix de vie « hédoniques ».

Une action publique déboussolée

Dans la période récente, les disparités territoriales se complexifient davantage encore. Dans un monde où chacun organise sa vie en archipels associant à distance – et encore davantage avec le télétravail – un ou plusieurs lieux de résidence, de travail, de consommation, de loisirs… la question de l’accessibilité entre ces lieux de vie devient déterminante. Cela génère des disparités beaucoup plus fines entre les territoires, à toutes les échelles, même les plus locales.

L’attractivité d’un territoire rural tient d’abord à son accessibilité, à sa proximité à une gare ou à une sortie d’autoroute. Partout en France aujourd’hui la géographie de l’attractivité se rétracte le long des axes de circulation.

Hédonisme et accessibilité, ces deux facteurs se conjuguent pour faire imploser les catégories et les strates de territoires. Les inégalités et les disparités de développement sont aujourd’hui moins entre les catégories de territoires, qu’au sein de ces catégories.

Dès son origine, à l’après-guerre, l’aménagement du territoire en France a été conçu pour réduire les déséquilibres territoriaux (« Paris et le désert français »). Ces politiques se sont peu à peu structurées en référence à cet objectif, autour d’un principe, le ciblage catégoriel, et ce que l’on a nommé ensuite la « discrimination positive territoriale ». Il s’agissait de donner plus à ceux qui au moins : les quartiers de la politique de la ville, les zones de revitalisation rurale…

Carte des villes concernées par l’opération « Au cœur de ville ». Cohesion-territoires.gouv.fr

Si cette politique perdure, elle est dans l’incapacité de contrecarrer le sentiment d’abandon généralisé et l’inflation des plaintes catégorielles. On assiste depuis peu à un revirement sans précédent des politiques gouvernementales.

Au ciblage catégoriel, se substitue un saupoudrage généralisé. Chaque strate de territoires est bénéficiaire de l’attention de l’État et ce de façon exhaustive. Ainsi le programme « Action cœur de ville » couvre près de 220 villes moyennes, c’est-à-dire la plupart d’entre elles, et le programme « petites villes de demain » le complète en s’adressant à tous les bourgs centres de moins de 20 000 habitants.

Faute de pouvoir garantir l’acceptabilité politique d’un ciblage prioritaire de l’intervention de l’État, le saupoudrage est généralisé, à la satisfaction à court terme du plus grand nombre, mais au risque de l’inefficacité. Ce traitement exhaustif s’attache au symptôme (la plainte des territoires) mais pas aux causes (les disparités). Que peut-on attendre d’un traitement à l’identique de Saint-Dizier et de Bayonne, d’une ville moyenne à l’arrêt et d’une autre sous pression ?

Entre un ciblage épuisé et un saupoudrage superficiel, l’enjeu est aujourd’hui d’inventer une politique à même de répondre à l’exigence de lisibilité collective du « désordre territorial » contemporain.

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