Tribune 

Derrière l’« exode urbain », l’accaparement foncier ?

Aurélie Delage

Après avoir étudié les effets des nouvelles installations de citadins en zone périphérique, Aurélie Delage et Max Rousseau, deux chercheurs spécialistes des questions d’habitat, lancent un appel. A leurs yeux, l’arrivée de familles en quête d’un meilleur espace de vie masque un phénomène un phénomène plus profond : la multiplication des achats immobiliers d’investissement et des locations saisonnières qui éloignent les populations locales.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

L’« exode urbain » provoqué par la crise sanitaire alimente aujourd’hui tous les fantasmes. Après une quarantaine d’années de creusement des inégalités entre des métropoles triomphantes, qui concentrent les gagnants de la mondialisation et les investissements, et une France des villes moyennes en déclin et des ruralités enclavées vouée à l’abandon, aux friches et aux fermetures des services publics, assisterait-on enfin à un rééquilibrage du territoire ?

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La figure clé, ici, a été identifiée d’emblée par les médias : le « Parisien », cadre en télétravail, déterminé à fuir coûte que coûte les loyers prohibitifs et le métro saturé en quête d’une vie plus saine. On assiste depuis à un déferlement continu d’articles suivant à peu près toujours le même fil directeur, autour de l’interview par les journalistes de quelques-unes de leurs connaissances (généralement du même milieu social). Même son de cloche du côté des maires ruraux. Dès le premier déconfinement de l’été 2020, ces derniers se félicitaient que les maisons longtemps vacantes des bourgs déshérités aient toutes trouvé preneurs. La phrase choc, de Brest à Montpellier : « Tout est parti dans ma commune, il n’y a plus rien à vendre. » Les écoles vont pouvoir rouvrir avec ces promesses de nouvelles familles, les commerces s’implanter en raison de la nouvelle clientèle, de nouvelles entreprises se créer… Bref, le bonheur serait (enfin) dans le pré !

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Beaucoup de transactions immobilières, peu d’installations

Sauf que… Un an après, le soufflé est clairement retombé. Nombreux sont les maires qui ont aujourd’hui déchanté. Certes, il y a eu des transactions, beaucoup même. Mais le problème est que celles-ci n’ont pas pour autant été toujours suivies d’installations pérennes. Loin de là. Parfois même, les maisons délabrées n’ont pas été réhabilitées. Elles ont certes un nouveau propriétaire (toujours inconnu au village), mais elles continuent de baigner dans leur jus. Comment expliquer une telle promesse déçue ? En l’absence de données actualisées sur les migrations, une hypothèse remonte des notaires, des agents immobiliers, des banques et des élus locaux : de nombreux achats n’ont en fait pas été effectués dans le but d’un déménagement – que celui-ci soit suivi du maintien du même emploi (télétravail) ou d’un changement d’activité radical (transition rurale).

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La vague d’achats observée dans les périphéries françaises depuis l’année dernière évoque davantage l’accélération d’une évolution des motivations de l’acquisition de logement. Traditionnellement, celle-ci obéit à deux objectifs : soit il s’agit d’y vivre (propriétaire occupant), soit il s’agit de le louer (bailleur). Or d’après les retours de terrain, nombre des achats post-confinement suivent une logique hybride. Il s’agit en partie d’investissements, car les taux de rentabilité sont particulièrement attractifs (en raison de la faiblesse des prix dans la France déshéritée) ; et cet investissement lui-même se voit rendu encore plus rentable grâce aux plateformes de location de courte durée (Airbnb en tête, qui investit désormais les territoires non métropolitains). Mais il ne s’agit pas pour autant d’un simple investissement, car la location courte durée offre un second avantage : elle permet de revenir précipitamment jouir d’un cadre de vie confortable, en cas de nouveau confinement.

Rencontre improbable entre la collapsologie et la rente foncière

Il n’est donc pas étonnant que les régions les plus concernées par ces achats hybrides soient celles qui aient été les plus épargnées par la pandémie mais aussi celles qui jouissent des projections climatiques les meilleures, comme la Bretagne ou le Massif Central. C’est qu’elles garantissent un investissement profitable tout en offrant un refuge à plus ou moins long terme en cas d’aggravation de la situation climatique ou sanitaire. Bref, elles permettent au citadin anxieux de s’acheter la possibilité de s’extraire des menaces qui se précisent, en se garantissant une autonomie pensée uniquement à l’échelle individuelle. Mais en attendant, elles lui permettent de prélever à distance la rente foncière. C’est la raison pour laquelle, même situées au fin fond des Cévennes, les maisons avec des sources, notamment, sont particulièrement prisées, aux dires des agents immobiliers. Et bien sûr, c’est aussi la raison pour laquelle le jardin figure souvent parmi les principaux critères d’achat. Le jardin permet de respirer bien sûr, mais il permet aussi tout simplement… d’être en mesure de manger, ce qui peut s’avérer précieux en cas de rupture des chaînes d’approvisionnement.

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Cette rencontre improbable entre la collapsologie et la rente foncière puise ses sources dans la collision entre deux phénomènes, l’un structurel, l’autre conjoncturel. Le premier, c’est bien sûr la montée de l’anxiété climatique, particulièrement prégnante en France. Le second, c’est la hausse de l’épargne disponible, en partie des citadins les plus aisés. Dans les territoires concernés, ce cocktail explosif ne produit pas une gentrification des campagnes – puisque ces achats ne sont pas suivis de migrations –, mais un décollage des prix couplé à une pénurie de l’offre – car la location à la nuitée ne s’adresse pas à la demande locale, en particulier celle qui émane des plus précaires. Comme ces achats se concentrent dans les villes-centres et les premières couronnes des agglomérations moyennes, ils menacent le droit à la ville des populations locales. Pour les plus jeunes et les plus modestes, il ne reste que trois options :

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  1. une décohabitation retardée (jusqu’à quand ?), avec tous les troubles de la construction de soi ;
  2. une relégation de plus en plus loin dans l’arrière-pays, comme sur la côte bretonne ;
  3. le refuge dans des formes d’habitat précaire (autoconstruction, cabanisation) ou le nomadisme (vie en camion), comme dans les Cévennes ou les contreforts des Pyrénées.

Relégation des plus pauvres

Bref, l’« exode urbain », s’il existe, est bien loin de coïncider avec l’image d’Epinal constamment brandie par les médias, celle du cadre supérieur en télétravail dans le jardin de sa longère normande ou du néorural du Massif Central ravi de se lancer dans la permaculture après avoir plaqué son job dans le marketing. Il signale avant tout des changements profonds dans l’usage de la propriété foncière sous l’effet de l’extension récente à la classe moyenne des logiques sécessionnistes de l’élite face à la montée de l’angoisse environnementale. Leur conséquence immédiate : une pénurie de logements accessibles, encore redoublée par l’entrée en vigueur de l’objectif « zéro artificialisation nette ».

C’est pourquoi au final, derrière ce réinvestissement des périphéries se cache peut-être l’arrivée en France d’un phénomène que l’on croyait réservé aux pays des Suds : le land grabbing, ou accaparement foncier. En Afrique notamment, firmes privées et Etats achètent massivement des terres fertiles et irriguées afin de garantir leur sécurité alimentaire face aux menaces climatiques. Ce faisant, elles expulsent les populations paysannes pauvres. Sous l’effet de la crise sanitaire, c’est peut-être bien cette logique qui est finalement à l’œuvre en France, derrière l’appellation trompeuse d’« exode urbain ». Et cette logique est suivie du même résultat que dans les Suds : la relégation des plus pauvres. D’ores et déjà, des territoires s’organisent face à ces effets dévastateurs, des petites communes des Cévennes qui ouvrent à l’année leur camping municipal aux nomades des camions aux collectivités locales bretonnes qui réfléchissent à la création d’organismes de foncier solidaire. Il reste que dans un pays où la propriété est sacrée depuis la Révolution, le nouveau combat contre la climatisation de la rente foncière s’annonce bien difficile.

Aurélie Delage est maître de conférences et chercheuse en aménagement et urbanisme à l’université de Perpignan. Max Rousseau, docteur en sciences politiques, est chargé de recherche au Centre de Coopération internationale en Recherche agronomique pour le Développement (Cirad).

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